Au tournant des années 70, portée par le succès du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, la Fantasy s’affirme toujours plus comme un genre littéraire à part entière, distinct de la Science-Fiction. Ayant gagné ses lettres de noblesse, elle séduit de plus en plus de publics adultes en quête de mondes de l’imaginaire. Et, dans le même temps, cette nouvelle Fantasy adulte continue de se diversifier dans ses formes, sous l’impulsion des choix éditoriaux des maisons d’édition. Toutefois, si la prospérité de la Fantasy est indéniable, l’expliquer n’est pas si simple !
Le boom éditorial DE LA FANTASY ADULTE des années 70 aux États-Unis et en Angleterre
Comme souvent en matière de Fantasy et de Science-Fiction, c’est le monde anglo-saxon qui amorce l’entrée dans un nouveau paradigme.Une différenciation croissante entre S-F et Fantasy…
L’éditeur Ballantine ouvre le bal en 1969 en confiant à Lin Carter, l’un des fameux repreneurs du mythique Conan le Barbare, une collection de Fantasy pour adultes (tête de licorne). Elle marque la création des premiers classiques de fantasy et s’appuie sur des auteurs contemporains. Avant de laisser la place, fin 1975, à une nouvelle collection (tête de griffon) confiée à Judy Linn Del Rey et Lester Del Rey et qui met en avant des œuvres d’heroic fantasy et de high fantasy.
Les autres éditeurs ne leur emboîtent vraiment le pas qu’au début des années 1980, notamment Ace Books avec Terri Windling. Même si beaucoup se contentent, dans un premier temps, d’ajouter des récits de Fantasy à leurs collections de Science-Fiction.
- …sous l’influence d’événements notables
- La création d’anthologies annuelles de Fantasy Initié en 1975 par DAW Books qui confie ce projet à Lin Carter (encore lui) puis d’Arthur W. Saha, l’idée est reprise par d’autres, parmi lesquels se distingue l’anthologie annuelle de Terri Windling et Ellen Datlow chez St Martin Press.
- La création de revues spécialisées Le lancement de Realms of Fantasy au format magazine en octobre 1994 sous la houlette de Shawna McCarthy témoigne de cette culture fantasy bien distincte de la SF.
- La création des World Fantasy Awards en 1975 Ces événements récompensent les meilleurs récits et peuvent même primer des auteurs pour l’ensemble de leur œuvre. Ce fut par exemple le cas de Fritz Leiber, Italo Calvino ou Evangeline Walton.
Les francs-tireurs de la Fantasy adulte anglo-saxonne des années 70 et après
Parmi ces joyeux électrons libres de la Fantasy, on peut citer pêle-mêle des plumes telles que :
- John Crowley dont Le Parlement des fées (1981) brasse plusieurs domaines (l’enchanté, le thème de la survivance, la chronique familiale…)
- Peter S. Beagle, dont le roman La dernière Licorne (1968) est une Fantasy poétique à l’écriture ciselée
- Robert Holdstock, qui s’intéresse avec La forêt des mythagos (4 romans publiés de 1984 à 1998) et la trilogie Codex Merlin aux incarnations des personnages mythiques des légendes celtiques
- Neil Gaiman qui s’est fait une spécialité d’écrire des œuvres déjantées dotées de plusieurs niveaux de lecture comme Neverwhere (1996), Stardust (1998), American Gods (2001)
- Jonathan Carroll qui traite la thématique de l’invasion du réel par l’imaginaire avec Le pays du fou rire (1980) et Flamme d’enfer (1988)
Bien d’autres auteurs anglo-saxons pourraient rejoindre cette liste. Toutefois, par défaut de traduction, leur influence sur la Fantasy européenne a pu être limitée. Or, faisant feu de tout bois, la Fantasy adulte des années 70 et suivantes s’est abreuvée aux râteliers européens non anglophones.
La Fantasy adulte en Europe à partir des années 70
Comme aux États-Unis et en Angleterre, la Fantasy s’est propagée en Europe sous l’influence d’influences notables d’auteurs, dont l’incontournable Michael Ende, et de choix éditoriaux, particulièrement bien retracés en France par Jacques Baudou.
Michael Ende (1929-1995) et l’Histoire sans fin
L’Histoire sans fin parue en 1979 est un roman de Fantasy remarquable. Il montre un pays fantastique en cohabitation avec notre univers auquel un petit garçon, Bastien, accède grâce à un livre et fait le récit désormais célèbre de deux quêtes successives :
- celle d’Atréju, qui est en fait un piège romanesque destiné à Bastien
- celle de l’apprentissage initiatique de Bastien par le biais de plusieurs épreuves
Le tout en proposant une méditation sur le pouvoir, une allégorie sur les vertus fécondantes de l’imaginaire, un conte syncrétique, une machine à histoire et une contrainte acrostiche d’un chapitre par lettre de l’alphabet (soit 26 pour ceux qui dormiraient au fond). Sans parler des myriades de références culturelles qui parsèment le livre et que l’auteur revendique.
C’est un tissu d’allusions culturelles. Non par manque d’imagination, mais de propos délibéré. Ce qui est en péril, ce n’est pas en effet le seul univers mental de Bastien, mais le patrimoine culturel de l’humanité tout entière.
J’ai emprunté à l’Odyssée, à Rabelais, aux Mille et une Nuits, à Lewis Carroll et même, très peu à vrai dire, à Tolkien auquel les critiques allemands m’ont comparé (il est vrai que nous devons beaucoup l’un et l’autre aux légendes celtiques de la Table Ronde).
Je me suis inspiré des peintres (Bosch, Goya, Dali), de l’anthropomorphisme, du bouddhisme zen (le principe de la porte sans clé que l’on ne peut franchir que sans désir en est un exemple).
La kabbale, qui attache un sens métaphysique aux différents noms, m’a guidé dans le choix du nom des personnages. Atréju, c’est Atrée, le héros de la mythologie grecque, mais il y a dans les noms une sonorité qui évoque les langages des Indiens d’Amérique.Michael Ende
La Fantasy adulte en France
Du point de vue franco-français, la diffusion de la Fantasy s’est faite en plusieurs étapes.
Tout d’abord avec la collection Aventures fantastiques aux Éditions Opta dès 1969, qui traduit et publie Michael Moorcock, Fritz Leiber, Thomas Burnett Swann, Fletcher Pratt, Ursula K. Le Guin, Norwell Wooten Page, John Norman…
Puis, la traduction des premières œuvres d’Howard en grand format chez Lattès à partir de 1972 et Néo dès 1979, marque un deuxième temps fort.
Elle ouvre, en effet, rien de moins que l’adaptation des œuvres maîtresses de Fantasy chez les éditeurs de littérature générale comme Le Seigneur des Anneaux chez Christian Bourgeois ou Gormenghast et L’histoire sans fin chez Stock.
Enfin, peu après 1978, de nombreux éditeurs lancent leurs propres collections.
Ainsi, la collection Livre d’or de la Science-Fiction par Jacques Goimard intègre de l’heroic fantasy, tandis que son concurrent créé J’ai lu Fantasy en 1998 pour lutter contre le format Pocket Fantasy. En parallèle, on trouve la série des Annales du Disque Monde en grand format chez L’Atalante ou bien la Tapisserie de Fionavar, les Aventuriers de la Mer, et le Trône de Fer chez Pygmalion.
Aujourd’hui, plusieurs collections, mais également maisons d’édition sont consacrées à la Fantasy : Bragelonne, Mnémos (qui mélange SF et Fantasy) ou la revue Faërie par Nestiveqnen.
Les auteurs de Fantasy français
Malgré cet engouement des maisons d’édition, il faut attendre les années 80 pour voir percer des auteurs de Fantasy français.
Notamment Hugues Douriaux avec sa trilogie La biche de la forêt d’Arcande, ses 7 tomes des Chroniques de Vonia, et ses 4 tomes sur L’anneau de feu ou Pierre Pelot et son « Konnar » mêlant satire et heroic fantasy.
Dans ce contexte, c’est en particulier Mnemos qui, surfant sur la vague de la Fantasy épique, révèle des auteurs tels que :
- Mathieu Gaborit avec Les Chroniques des Crépusculaires, le cycle d’Abyme et le cycle de Bohème
- Pierre Grimbert avec le Secret de Ji
- Laurent Kloetzer avec Mémoire vagabonde (1997) et La voie du cygne (1999)
- David Calvo avec Délius
- Fabrice Colin avec le cycle Arcadia (1998).
Sans oublier, les habituels francs-tireurs.
Jacques Baudou considère ainsi que certaines des meilleures œuvres de fantasy française se trouvent à ses marges. On y trouve des romans tels que Wonderful de David Calvo, Les enchantements d’Ambremer de Pierre Pevel, Faerie Hackers de Johan Heliot, le cycle des Chroniques d’Arcturus de Gilles Servat ou le cycle de Longwor de Denis Duclos.
Mais, après des décennies d’errance, comment expliquer ce succès foudroyant de la Fantasy et sa distinction affirmée de la Science-Fiction au point même d’en devenir une concurrente des plus sérieuses ?
Pourquoi un tel succès de la Fantasy adulte à partir des années 70 ?
Une telle question peut difficilement appeler une réponse tranchée. Toutefois, plusieurs éléments de réponse éclairent les causes de l’engouement contemporain pour la Fantasy.
« Enchanter les lectures à défaut des vies », Jacques Baudou
En tant que monde de l’imaginaire, la Fantasy fait voyager ses lecteurs, qu’ils soient enfants, adolescents ou adultes. Et il n’en faut peut-être pas plus pour expliquer sa réussite en tant que genre littéraire.
Il n’est pas difficile de comprendre le goût pour la Fantasy de notre société postmoderne. Notre culture a subi un fort mouvement pendulaire en passant de l’extrême idéalisme des sixties et des seventies à l’attitude nihiliste des eighties, exprimé tant par l’esthétique punk que par l’individualisme des yuppies.
La popularité de la fantasy et de l’horreur, particulièrement auprès des jeunes lecteurs, me semble être une réaction contre la banalité des eighties, le désir de mettre un peu de mystère dans nos viesTerri Windling
Au détriment de la S-F
C’est d’ailleurs cette magie propre à la Fantasy qui lui permet de tenir tête aujourd’hui à la Science-Fiction.
Ainsi, si elles ont longtemps été assimilées de façon plus ou moins indistincte, la Fantasy et la Science-Fiction sont devenues, au cours des dernières décennies, non seulement des genres littéraires distincts, mais également des concurrentes de plus en plus déclarées.
D’autant plus que le succès de la Fantasy semble s’effectuer, aux États-Unis et en France, au détriment de l’intérêt des lecteurs pour la Science-Fiction. Mais pourquoi donc ?
Deux pistes semblent se détacher :
- d’une part, la S-F se complexifie, car elle est amenée à développer un niveau de spéculation bien plus élevé pour rendre compte des problématiques des sciences actuelles
- d’autre part, la S-F connaît une crise d’inspiration et est en quête d’un nouveau souffle.
Face à un futur indécidable et de plus en plus imprévisible, face à un monde en profonde mutation perçu aujourd’hui à l’échelle planétaire, mais qui n’en est pas pour autant plus déchiffrable, il est tentant de trouver refuge dans un passé d’autant plus plaisant qu’il n’a aucun rapport, ou si peu, avec l’Histoire.
Le roman de Fantasy remplace aujourd’hui — en cumulant plusieurs de ses formes — le roman d’aventures, auquel il ajoute un ingrédient majeur, la magie, donc l’irrationnel sous une forme plus acceptable que l’astrologie ou les divagations New Age.
Jacques Baudou
Une interaction avec d’autres domaines que la littérature
La Fantasy est protéiforme et, au-delà de ses racines anciennes et multiples qui l’ont longuement alimentée en références variées, cet atout lui permet également de s’enrichir au contact d’autres milieux artistiques ou de divertissement. Cinéma, télévision, jeux vidéo, jeux de cartes, jeux de plateaux…
Dans ce contexte, le succès de la Fantasy en France est intimement lié à l’engouement d’une partie de la jeunesse dans les années 80 pour les jeux de rôles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la maison d’édition Mnémos est adossée à une société d’édition de jeux.
Une littérature d’évasion, mais pas que
Si la Fantasy adulte née dans les années 70 semble au premier abord plus légère qu’une Science-Fiction qui a connu un processus de complexification, il ne faudrait pour autant pas la qualifier de simpliste.
Comme l’indique la parabole de l’évasion du prisonnier et de la fuite du déserteur élaborée par Tolkien, l’évasion ne devrait pas signifier une vacuité de réflexion.
En effet, malgré les contraintes du genre, l’évasion par la littérature de Fantasy ne peut être qu’enrichie quand elle inclut des qualités d’écriture, une psychologie élaborée des personnages, une métaphore de notre monde perçant sous l’intrigue et non pas juste une fuite dans un autre monde pour s’anesthésier du notre à tout prix.
Ce qu'il faut retenir
À la suite du succès du Seigneur des Anneaux, les maisons d’édition s’emparent à partir des années 70 de la Fantasy et en font, peu à peu, un genre à part entière, distinct de la Science-Fiction.
Création d’anthologies annuelles dédiées, de revues spécialisées et de prix littéraires participent à ce mouvement, aussi bien dans le monde anglo-saxon qu’en Europe et favorisent l’émergence d’une Fantasy adulte.
Ainsi, entre auteurs notables comme Michael Ende, francs-tireurs et auteurs plus « conventionnels », la Fantasy poursuit son développement à travers sa myriade de sous-genres. Au point de devenir une concurrente sérieuse de la SF.
Mais comment expliquer un tel succès après des décennies d’errance ?
- La Fantasy séduit, car elle fait voyager ses lecteurs et permet « d’enchanter les lectures à défaut des vies »
- Face à une S-F de plus en plus complexe et en crise d’inspiration, la Fantasy paraît plus attrayante avec ses promesses d’évasion magique
- Une de ses grandes forces réside dans sa capacité à nouer de multiples interactions avec d’autres domaines que la littérature: cinéma, télévision, jeux vidéo, jeux de cartes, jeux de plateaux…
- Littérature d’évasion, la Fantasy n’est pourtant pas simpliste et est un support propice à une réflexion poussée sur notre monde réel