La SF semble aujourd’hui avoir conquis tous les supports : romans, nouvelles, BD, comics, films, séries, jeux vidéo, jeux de société… Cela témoigne de la vivacité et de la dimension protéiforme de ce genre. Toutefois, pour répondre correctement à la question « qu’est-ce que la science-fiction », il est nécessaire de cibler un angle d’attaque.
Par conséquent, cet article se concentre essentiellement sur sa dimension littéraire en tant que genre. Il laisse donc le soin à des articles ultérieurs d’explorer les autres avatars de la Science-Fiction et leurs interconnexions.
Définir la Science-Fiction : un casse-tête inextricable
La SF c’est un peu comme la recette du gâteau au yaourt. Les aliments de base sont connus : farine, œufs, sucre, lait/yaourt, levure. Mais rien n’empêche ses milliers de cuisiniers de l’accommoder à leur sauce (dosage, durée de cuisson, forme du moule), voire de procéder à une réinvention partielle en remplaçant certains aliments par d’autres (déclinaisons végétariennes et végétaliennes).
Pour Jacques Baudou, auteur du Que sais-je sur la Science-Fiction (PUF, Édition de février 2003), cette difficulté à définir le genre traduit surtout :
Les évolutions que cette littérature a subie […] et continue de subir.
Un genre en constante évolution
Face à un genre protéiforme qui s’étend nonchalamment de la Soft SF à la Hard SF, en passant par toutes les déclinaisons en punk (Steampunk, Cyberpunk…), et qui s’impose comme étant en constante recomposition à chaque nouvel ouvrage publié, il n’est pas étonnant que certains auteurs et analystes aboutissent à des définitions d’une concision aussi exhaustive que floue.
La SF c’est tout ce qui se publie sous l’étiquette Science-Fiction.
Norman Spinrad
La SF n’existe pas, seules existent les œuvres de SF.
Jacques Van Herp
Même la définition du Larousse 2019, sans être inexacte, donne la même impression que si quelqu’un décrivait Rick et Morty comme étant simplement « les aventures d’un grand-père et de son petit-fils. »
Genre littéraire et cinématographique qui invente des mondes, des sociétés et des êtres situés dans des espace-temps fictifs (souvent futurs), impliquant des sciences, des technologies et des situations radicalement différentes.
Larousse, 2019
Des définitions à rallonge
Toutefois, dès que l’on cherche à s’éloigner de ces définitions un peu trop concises afin de déterminer plus précisément le genre, les théoriciens butent sur une longueur descriptive. Faite de multiples phrases et de périphrases, cette dernière peine à intégrer toute la diversité et la porosité de cet amalgame toujours en construction.
Ci-dessous, quelques exemples tirés des recherches de Jacques Baudou.
Hugo Gernsback dit de la scientific fiction ou Scientifiction que c’est :
Une captivante histoire romanesque entremêlée de faits scientifiques et de visions prophétiques. Ces histoires stupéfiantes ne doivent pas être seulement des lectures passionnantes, elles doivent aussi être instructives. Ces nouvelles aventures décrites pour nous dans les scientifictions d’aujourd’hui, il n’est pas du tout impossible qu’elles soient les réalisations de demain.
Judith Merrill préfère, lui :
[Utiliser] le terme de speculative fiction (Robert Heinlein) pour décrire le mode qui utilise les méthodes scientifiques traditionnelles (observation, hypothèse, expérience) pour examiner un état de réalité postulé, en introduisant un ensemble donné de changements – imaginé ou inventé – au sein d’un background de « faits connus » et en créant ainsi un environnement dans lequel les réactions et les perceptions des personnages révéleront quelque chose à propos des inventions, des personnages ou des deux.
En bref, comme le résume Jacques Baudou, la SF est plus ou moins :
Une littérature didactique liée à la notion de progrès, offrant une extrapolation sur le futur à partir des connaissances scientifiques et techniques d’une époque.
Une myriade de synonymes
De même, les termes se multiplient pour tenter de cibler ce genre récent : anticipation, Scientific fiction / Fiction Scientifique, scientifiction, speculative fiction / fiction spéculative, if fiction / littérature du « si », merveilleux scientifique, littérature de l’imagination mythique…
Démocratisé à la fin des années 20 – par l’éditorial du premier numéro de Science Wonder Stories créé par Hugo Gernsback -, le terme de « science-fiction » s’est imposé, durant les années 70, comme appellation principale. Mais sans que la définition du genre ne parvienne à se stabiliser, la matière même de la SF continuant toujours à échapper à l’emprise des mots.
Fort heureusement, à défaut d’une définition de moins d’une demi-page ou d’une liste nécessairement peu digeste et non exhaustive de tous les thèmes et sous-thèmes de la SF pour essayer d’en faire le tour, il est toutefois possible de s’accorder sur certaines de ses caractéristiques.
Que trouve-t-on dans la Science-Fiction ?
Les marqueurs de la Science-Fiction sont donc, logiquement et à minima, ceux d’un équilibre délicat entre imaginaire et rationalité scientifique.
La SF est ainsi, simultanément et selon un dosage propre à chaque œuvre :
Une littérature de l’imaginaire, opposée aux littératures du réel
Un art de l’impossible, un travail sur l’illusion
Jacques Goimard
Entre les ténèbres de l’inconnu et le bloc lumineux de notre savoir, il y a une zone extrêmement captivante qui est le domaine de l’hypothèse, contrée fort mince où sont dardés tous les efforts des savants et des philosophes. Là s’agitent les personnages du roman d’hypothèse.
Maurice Renard
Un « sense of wonder / sens du merveilleux », soit une présence enchanteresse de merveilleux
La SF procure toujours une sensation de dépaysement radical, une impression persistante […] et intellectuellement plutôt agréable de décalage.
Jacques Baudou
Un ancrage dans la science, la rationalité
À l’inverse du fantastique et du merveilleux qui n’ont pas à se justifier de l’intrusion du surnaturel, de l’irrationnel, du merveilleux et de l’incroyable. Jean Gattégno (auteur du Que sais-je sur La Science fiction (no 1426), édition de 1971) affirme même :
Il n'y a pas de SF si pas de sciences et même pas de sciences appliquées.
Moins radical, Jacques Baudou rappelle que :
La science-fiction doit s’appuyer, elle, sur une base rationnelle, scientifique ou d’apparence scientifique, avant de développer ses extrapolations.
C’est la « conjecture romanesque rationnelle » de Pierre Versins, c’est-à-dire :
Un point de vue sur l’univers qui s’essaie à dépasser le connu sans pour autant abandonner cet instrument privilégié qu’est la logique.
Une dimension instructive
La SF cherche toujours à faire passer un message, à apprendre quelque chose à ses lecteurs, à les faire réfléchir.Dans les années 60, Brian Aldiss la caractérise comme étant :
Une interrogation sur l’homme et sa place dans l’univers.
Tandis que J.G. Ballard parle d’une :
Exploration des espaces intérieurs plutôt qu’extérieurs.
Et que Christopher Priest mentionne :
Une littérature qui, par le jeu des métaphores, traite sur un mode extraordinaire, l’univers externe et interne de notre expérience quotidienne.
Un récit d’invention et d’extrapolation
Dotée d’une connexion à un futur proche, inventé ou réinventé, la SF invite à une réflexion sur l’homme, ses évolutions, ses sociétés et ses technologies. Elle est aussi bien capable de projeter un monde futur ou imaginaire à partir de connaissances actuelles (scientifiques, technologiques, ethnologiques, sociales…) que de mettre en abîme notre univers quotidien.
Une porosité avec d’autres genres
La science-fiction s’entremêle régulièrement avec d’autres genres, donnant ainsi naissance à une multitude de sous-genres en évolution permanente. Parmi ces genres aux atomes crochus avec la SF, on peut notamment mentionner le roman policier, le roman d’amour, le roman d’aventure, le roman gothique, la satire…
De par ces caractéristiques, la science-fiction est ainsi naturellement plurielle et plus que légèrement schizophrénique. Partagée entre imaginaire et rationnel, elle n’échappe à la folie que grâce à sa concentration sur un objectif clair : nous faire réfléchir sur notre réalité.
Une fiction intimement liée au réel
S’inspirant du réel pour imaginer ou projeter le futur à plus ou moins long terme, la Science-Fiction a pour objectif de nous faire réfléchir sur notre présent. Sa dimension merveilleuse et imaginative n’enlève ainsi rien à son côté sérieux qui en fait un outil philosophique puissant dépassant son cadre littéraire.
Imaginer pour mieux anticiper
La SF est souvent perçue comme une source d’éclairage pour les temps à venir (société, technologies, progrès). Le terme « anticipation » est d’ailleurs à la fois un synonyme de Science-Fiction, un terme récurrent de ses définitions et un sous-genre à part entière.
Cette démarche peut prendre la forme d’un « rétro-futurisme » qui cherche à comprendre comment ces récits racontent les fantasmes qu’une époque projette sur son propre avenir tout en étant, au travers de chaque proposition qu’est une œuvre, une tentative de l’auteur d’anticiper une branche de l’avenir.
Olivier Parent, L'univers de la science-fiction en un clin d'oeil, The Conversation, 10 juin 2019
La prospective
L’actualité concernant le recrutement par le ministère des armées d’une « Red Team » d’écrivains de science-fiction – qui a défrayé la chronique au milieu des vacances d’été 2019 – illustre bien ce point. Tel que décrit dans Le Monde ou Sciencepost, cette cellule a, en effet, pour objectif d’élaborer des scénarios plausibles de nouveaux dangers auxquels l’armée pourrait être confrontée.
Une application pratique de l’anticipation qui porte le doux nom de prospective. D’après Olivier Parent, prospectiviste convaincu, la prospective consiste ainsi à :
Projeter dans des avenirs spéculatifs une problématique contemporaine en assujettissant la construction de ces écosystèmes hypothétiques à des postulats ancrés dans la réalité.
Un constat qui donne une toute autre dimension à la Hard SF, qui repose sur l’exactitude scientifique des objets et univers inventés.
Fiction vs réalité
Si la science de la SF s’inspire du réel et projette un futur plausible, elle a également une capacité à influencer le présent et donc le futur. Cet effet est positif lorsqu’il permet l’émergence de technologies inventées par des ouvrages : écrans tactiles, voitures et hommes volants, implants électroniques sous-cutanés…
Mais, il peut être négatif lorsque les fake news et les fake sciences (élucubrations scientifiques d’apparence cohérente) se répandent au détriment de la véritable science. Au fil du temps, des ouvrages de SF ont ainsi donné naissance à des mythes à la dent dure – tels que les hommes lézard ou la Terre creuse – et à des prophéties plus ou moins auto-réalisatrices, comme en témoignent l’impact dans l’analyse de nos sociétés actuelles de 1984 de George Orwell ou la Servante Écarlate de Margaret Atwood.
Des ouvrages dont la crédibilité est à double tranchant : aussi bien capable d’affiner l’esprit critique que d’accroître la confusion entre réel et fiction.
Images représentant le monde des années 2000 tel qu’imaginé dans les années 1900
Ce qu'il faut retenir
Répondre à la question « Qu’est-ce que la science-fiction ? » n’est pas chose aisée. La SF est, en effet, un genre protéiforme difficile à définir.
En témoignent ses nombreuses appellations depuis le 19ème siècle et la difficulté des théoriciens à s’accorder sur une définition simple et précise.
Quelques caractéristiques récurrentes permettent toutefois de circonscrire le genre, qui se démarque comme étant :
- Une littérature de l’imaginaire opposée aux littératures du réel,
- Qui est à la fois dotée d’un « sense of wonder », soit une sensation de décalage
- Tout en affirmant son ancrage dans la science
- Et sa dimension instructive
- Dans des récits d’invention et d’extrapolation
- Assortis d’une étonnante porosité avec d’autres genres.
Anticipative, prospective, outil de réflexion et invitation à faire preuve d’esprit critique sur notre présent, la Science-Fiction séduit ainsi auteurs et lecteurs par sa liaison intime avec le réel.