Pour comprendre comment travailler la profondeur réaliste des mondes imaginaires, je vais utiliser le cas concret du « mascaret de Kazaï. » Qu’est-ce qu’un mascaret ? Où est Kazaï ? Quel est le lien entre ces deux inconnu(e)s ? Et surtout, quand-est-ce qu’on mange ?
Kazaï est la ville portuaire imaginaire d’un roman sur lequel je suis en train de travailler. L’histoire porte sur les (més)aventures d’une prophétesse habitant la majestueuse et gigantesque Tour de Kazaï (sur le modèle de la tour de Dubaï qui culmine à près d’un kilomètre de haut).
Toutefois, en dehors de sa tour phénoménale, Kazaï ressemble plutôt aux Cités-États italiennes de la Renaissance – avec quelques touches Steampunk. Dotées d’un pouvoir économique et politique non négligeable, ces dernières bénéficiaient d’un important rayonnement culturel et commercial hors de leur territoire (artistes et comptoirs).
Un peu comme des dames majestueuses, d’apparence indéniablement respectable, dont les étroits corsets et le mille-feuille des jupes superposées étouffent des couches sanglantes d’histoires véreuses.
Le challenge de Kazaï
La fonction de prophétesse obligeant, par tradition, le personnage principal à ne jamais quitter sa tour, l’écriture rencontre ici un défi supplémentaire. En effet, surplombant Kazaï, lieu principal de l’action, elle ne peut l’arpenter librement et en connaît avant tout le schéma en vue aérienne.
Mon objectif est ici de rendre cette zone géographique et ses habitants les plus réalistes possibles.
Ce focus géographique s’explique, d’une part, par le fait qu’il faille bien commencer quelque part. Et, d’autre part, parce qu’en tant qu’auteure de cette fière cité projetant autant de lumière que d’ombre, je n’ai pas encore clairement défini le parcours historique et le niveau de progrès technologique exact de Kazaï.
L’angle d’attaque géographique n’est toutefois pas anodin. En effet, de nombreuses, si ce n’est toutes les villes, sont naturellement marquées par leur implantation géographique héritée des premières implantations humaines. Cette situation géographique initiale me permettra donc d’induire ses autres propriétés historiques, économiques, sociales et technologiques.
Comment immerger son lectorat dans un univers imaginaire grâce au réalisme ?
Avant tout, rester cohérent
Les lecteurs apprécient les mondes imaginaires fertiles certes, mais également leur cohérence. Cette dernière est garante de l’immersion constante du lecteur dans le récit. En effet, la moindre dissonance peut conduire à ce que le lecteur ne consente pas à la « suspension de l’incrédulité ».
Une telle dissonance peut être négligeable comme la vitesse de chute du Balrog et de Gandalf dans la Moria du Seigneur des Anneaux, qui ne saute pas aux yeux des plus néophytes en physique. Ou plus évidente, comme l’impossibilité pour Godzilla de se tenir au beau milieu de l’océan dans Godzilla II (à moins d’être juché sur des échasses de plusieurs centaines de mètres).
La difficulté pour la ville de Kazaï est donc d’introduire sa description dans le récit de façon fluide et non dissonante. Notamment, ses marqueurs Steampunk, médiévaux, Renaissance et une Tour de près d’un kilomètre de haut doivent faire sens ensemble et être cohérents.
Quels exemples et bonnes pratiques pour Kazaï ?
Dans un premier temps, il est intéressant d’observer les bonnes pratiques littéraires pour en dégager les atouts. De façon fort peu exhaustive, les auteurs et livres qui m’ont marquée récemment dans la description de villes similaire à des Cités-États sont les suivants.
- Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski
Le personnage principal passe une quantité non négligeable de temps à arpenter les rues de la majestueuse ville de Ciudalia. D’une part, chaque description topographique de la ville et de ses quartiers peut ainsi devenir prétexte à introduire les contentieux sociaux et détailler le climat politique. D’autre part, le lecteur est ainsi paré pour toutes les scènes d’action qui se déroulent dans ces ruelles.
- Codex Aléra de Jim Butcher
Aléra est un continent marqué par un partage des pouvoirs entre grands ducs. Ils régissent des contrées immenses aux richesses nombreuses et dont l’allégeance à la capitale et au Premier Duc est vitale pour l’équilibre des forces.Afin de bien faire comprendre toute l’importance de ces puissances géopolitiques influencées par leurs particularités géographiques, les informations stratégiques indispensables à l’intrigue, qui trimbale les personnages aux quatre coins d’Aléra, sont distillées tout au long de la lecture : formation scolaire des espions, plans d’attaque militaire, rencontres de puissances géopolitiques, déplacements des personnages…
- Les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett
Chaque description de la duale ville d’Ankh-Morpork, aux nombreux quartiers typiques où le visiteur se plaira à s’égarer, ou du montagneux royaume de Lancre, abondamment doté de terrains plats à la verticale, contribue à faire de ces lieux des personnages à part entière dans l’intrigue et à installer une ambiance précise qui déteint tout naturellement sur leurs habitants.
Le challenge de Kazaï
Pour la ville de Kazaï, comment aboutir à une telle construction sans faire de faux pas ?
Au-delà de la distillation fine des informations relatives à la ville tout au long du récit, il convient de préciser au maximum sa situation géographique et l’influence de cette dernière sur l’évolution de la ville jusqu’au moment du récit. Ce processus est assez similaire à la constitution d’une carte de Fantasy.
Des réflexions géographiques et géologiques poussées
Géographie et géopolitique
Dans la mesure où la situation géographique d’un lieu influence ses propriétés géopolitiques, il est possible d’inverser le processus pour Kazaï.
Afin de circonscrire ses particularités, il est en effet envisageable de partir de ce qu’elle doit être afin d’en déduire ses qualités topographiques. De cette manière, la description de sa splendeur et de son opulence, ainsi que de ses noirceurs dissimulées, peut être assurée à chaque description topographique.
Ainsi, la géographie et l’architecture de la ville doivent, a minima, correspondre aux particularités suivantes.
- En tout premier lieu, il s’agit d’une Cité-État opulente.
Elle est jalouse de son indépendance politique et de son rayonnement culturel et économique, non seulement sur son territoire, mais également bien au-delà de ses frontières. Kazaï est également une cité portuaire autonome, qui se plait à démontrer sa richesse héritée de siècles de prospérité ; quitte à s’aveugler à ses propres limites et aux risques de chute.
Concrètement, cela implique un port international influent et fortifié. La ville est de la sorte dotée d’une capacité à conserver son autonomie face aux pressions d’envahisseurs. Fière et conquérante, c’est une ville qui n’est jamais tombée face à un adversaire militaire !
- Par ailleurs, la ville a besoin de disposer d’assez d’espace pour absorber son développement.
À cette fin, il est essentiel d’implanter ce port dans un estuaire profond. Et de le doubler d’un vaste arrière-pays aux ressources nombreuses (agricoles, minières, aquifères…) grâce à un large fleuve nourricier source de tranquillité (sur le modèle du Nil et du Fleuve Jaune, mais en beaucoup moins tumultueux). Son territoire n’est donc pas menaçant ou source d’insécurité pour ses habitants. - Enfin, il est intéressant de doter la ville d’un élément de majesté.
Afin de démarquer sa puissance et sa notoriété, j’ai choisi de la doter d’un bâtiment unique dans ce monde : une tour d’un kilomètre de haut. Emblématique de Kazaï, à la fois monumentale et ancienne, la tour de la prophétesse symbolise le passé glorieux de la cité et sa continuité avec sa richesse présente.
Issue de savoir-faire perdus, qui rendent sa reproduction impossible et sa conservation précaire, elle illustre dans ce contexte la facette glorieuse de la ville tout en projetant, en épée de Damoclès, l’ombre de sa déchéance possible.
Inclure une description organique du lieu dans l’écriture
Dans le cadre de mon roman, cette ville ne pourra pas être décrite par l’exploration traditionnelle de ses ruelles par les protagonistes. En effet, le personnage principal à partir duquel la ville sera décrite est enfermé dans sa Tour et n’en sort pratiquement jamais.
Il s’agit donc de prendre en considération la manière d’insérer dans le récit des détails rendant vivante cette ville qui sera vue en priorité du ciel par un observateur ne participant pas à cette vie.
Plusieurs solutions sont possibles :
- Je pourrais partir de la protagoniste et lui donner des atouts qui servent notre intrigue : historienne dans l’âme et de toute façon coincée dans sa Tour, l’héroïne a tout lu sur la ville. Mais cela implique des passages d’exposition un peu lourds qui risquent de transpirer l’artificialité.
- Je pourrais, au contraire, assurer la description par les déplacements d’autres personnages (moines, gardes, gouvernantes, rébellion utilisant les égouts). Mais, il est plus difficile de s’étaler dans la description lors de ces moments d’action, au risque de casser le rythme ou, une fois de plus, de faire artificiel.
- Je peux aussi exploiter un événement saisonnier qui perturbe tout le fonctionnement de la ville et qui serait visible des airs. Un peu comme la Fête des Fous pour Quasimodo dans Notre Dame de Paris ou la fête des lumières dans Raiponce (Disney semble apprécier cette métaphore pour symboliser une personne isolée qui cherche à s’élever socialement…). Cela permettrait de lier la description de la ville de façon plus fluide et organique dans le récit au travers d’une phase d’exposition active, tout en étant cohérent avec une vue aérienne.
Mais quel événement cibler ? Non pas qu’il soit difficile de trouver une pléthore d’événements publics d’importance : célébration du changement de saisons, moments administratifs notables (élections, foires, cérémonies officielles…), fêtes de calendrier (religieuses ou autres…).
Ici, chacun peut laisser libre court à son imagination et je vous invite à partager vos propres suggestions dans les commentaires de cet article !
Le challenge de Kazaï
Cependant, dans mon cas particulier, puisque l’angle d’attaque de Kazaï est l’importance de sa géographie et de son influence sur l’histoire glorieuse et la mentalité de ses habitants, pourquoi ne pas renforcer cet aspect par une particularité topographique originale doublée d’un événement régulier, digne d’attirer l’attention de notre protagoniste ?
Le mascaret de Kazaï
En quête d’un phénomène physique
Les mouvements de flux et de reflux d’un fleuve doté d’un estuaire large constituent dans ce contexte une piste intéressante. Toutefois, le fleuve ayant déjà été défini comme une source de stabilité dans la région, il est difficile de lui ajouter une phase de mousson, de crue ou un effet de marée violent et destructeur, qui sont porteurs d’incertitude et de mortalité.
Au terme d’une phase de recherche sur les phénomènes terrestres originaux, le mascaret s’est alors imposé comme LA solution. Appelé également vague de lune, ce phénomène se produit à la fin de l’été en Dordogne (ou ailleurs sur le globe, mais ils ne sont pas tous répertoriés), lors des forts coefficients de marées. Deux fois par jour, une importante vague d’eau salée remonte le fleuve, permettant aux surfeurs de pratiquer leurs compétences loin de la mer.
Ce phénomène massif et régulier est suffisamment important pour perturber, modifier voire interrompre les activités d’une cité portuaire construite autour d’un fleuve présentant cette particularité.
Quelques ajustements complémentaires
Il me faudra cependant prendre en compte dans le récit les perturbations apportées par le mascaret à la cohérence préalablement installée. Notamment, la présence d’un estuaire doublé d’un mascaret fort, fait que de l’eau saumâtre s’insère assez loin dans les terres. Comment assurer alors sans contradiction la fertilité de l’arrière-pays immédiat et la présence de ressources en eau douce suffisantes pour une telle population ?
Les nappes phréatiques d’eau douce accessibles par des puits sont une réponse assez évidente à cette question. Mais il est là encore possible d’aller chercher une originalité qui traduirait en plus la grandeur du passé technologique de la ville. La ville de Marrakech souffle ici un élément de réponse puisque, loin des fleuves et des lacs, elle est pourtant alimentée en eau par des canaux souterrains ramenant l’eau des montagnes de l’Atlas. Pourquoi ne pas les rapporter à Kazaï ?
Pour boucler la boucle avec la rédaction, on obtient ainsi une Cité-État riche de l’asservissement de ses ressources naturelles et dont la capacité à tirer le meilleur de son implantation géographique a constamment renforcé la fierté et influencé le développement géopolitique, historique et économique dans un même espace.
Aveuglée de puissance, repue de grandeur et faisant tout pour éloigner le spectre angoissant d’une éventuelle épée de Damoclès, Kazaï est prête à être prise au dépourvue sans rien pouvoir y faire.
Ce qu'il faut retenir
La cohérence des univers imaginaires est indispensable pour permettre une bonne immersion du lecteur par le biais de la « suspension d’incrédulité. »
Travailler les strates réalistes des mondes imaginaires dans le cadre d’une nouvelle ou d’un roman est un processus à travailler tout au long de la rédaction.
La réflexion sur la géographie d’un monde imaginaire n’est qu’un des nombreux aspects de cette réflexion. Toutefois, de par sa nature connectée à l’histoire politique, sociale et économique des lieux, elle représente un atout précieux pour diluer la profondeur réaliste au cœur même du récit.
3 réflexions au sujet de “Comment créer des mondes imaginaires mais réalistes ? – L’exemple du mascaret de Kazaï”
Moi aussi je veux une tour dans ma maison. Mais comme je n’ai pas la place, à défaut j’ai un arbre à chats ! (et les chats, c’est plus mignons que les orques…)
N’en déplaise à nos amis du CCC (Comité Contre les Chats) !
C’est un bel exemple pour expliquer comment construire son monde et même choisir certaines passions/histoires des personnages.
L’aspect de recherche et transposition de l’existant me plaît. Merci pour ce partage.