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Marion Zimmer Bradley, héritière d’Homère ?

S’inscrivant a priori dans la droite lignée du récit mythologique d’Homère sur la Guerre de Troie avec son roman The Firebrand (La Trahison des dieux), Marion Zimmer Bradley suit-elle docilement l’aède ? Entre continuités apparentes et ruptures nettes, une chose est sûre, à l’instar de son héroïne Kassandra, l’autrice comme son oeuvre tracent leur propre voie !

Marion Zimmer Bradley n’est pas de ces auteurs que la réécriture des classiques effarouche. Après avoir livré sa vision des mythes arthuriens en 1983, elle revisite les légendes de la Guerre de Troie, longuement explorées par Homère, dans The Firebrand (La Trahison des dieux) en 1987.

Mais si le récit des aventures de Morgane dans The Mists of Avalon (Les Dames du lac) a connu un franc succès, aussi bien auprès du lectorat que de la critique, l’intérêt suscité par les tribulations de la princesse Cassandre (Kassandra dans The Firebrand) s’est révélé, en revanche, bien relatif.

Ce n’est pas sans audace, pourtant, que Bradley entreprend de couper la parole à l’aède le plus célèbre de la littérature occidentale, et de ravaler l’Iliade au rang d’un « tissu d’insanités » et de « mensonges »

S’opposer au patriarcat d’Homère…

En se détournant des exploits d’Achille, d’Agamemnon et d’Ulysse pour narrer l’illustre chute d’Ilium par la bouche de Kassandra, The Firebrand s’offre de fait comme une véritable « Kassandriade ».

Chacune de ses trois parties place ainsi la destinée de la princesse troyenne sous l’égide d’un dieu grec. De l’appel d’Apollon, de qui elle reçoit son don de prophétie, aux caprices d’Aphrodite, outragée par ses vœux de vierge sacrée, jusqu’à la fureur de Poséidon dont les sursauts emportent les murs de la Citadelle, Bradley offre à ses lecteurs le récit des hauts faits de Kassandra.

« Aède, tu es le bienvenu. Partage notre repas, réchauffe-toi auprès du feu. Mais je ne te laisserai pas graver dans l’esprit des enfants des fables qui sont grotesques. Rien ne s’est passé comme tu le chantes. Tu le vois, ma présence contredit la légende et la vérité. Ta vérité… »

  • Prendre le parti des Troyens : une tradition post-homérique

Le parti-pris de l’autrice de raconter la Guerre de Troie du point de vue des Troyens n’est toutefois pas une nouveauté, puisque l’on en trouve trace dès l’Antiquité dans la production littéraire aussi bien grecque (L’Ethiopide ou le Sac de Troie d’Arctinos de Milet ; La Petite Iliade de Leschès de Pyrrha ; les Troyennes, Hécube ou Andromaque d’Euripide) que latine (l’Enéide de Virgile ; Les Troyennes de Sénèque).

Chez les Anglo-Saxons, Shakespeare, déjà, prend le parti des Troyens dans Troïlus et Cressida en 1602, en montrant notamment sous un jour peu favorable les agissements d’Achille – une image péjorative que reprendra d’ailleurs à son compte notre autrice.

Ce traitement de l’épopée d’Homère, dont la poésie glorifiait la nation grecque, est principalement dû à l’ascendant du poète latin Virgile, auteur de l’Énéide, dont les vers relatent la fuite du Troyen Énée, son périple jusqu’au Latium et la guerre de conquête qui s’en suit.

  • The Firebrand : le parti-pris de la modernité

Cette « infidélité de lecture », selon les mots de Gérard Genette dans Palimpsestes, qui veut qu’on lise les vers d’Homère avec une « sensibilité formée, entre autres, par toute une tradition de réinterprétations et de réécritures de son texte » (p. 256.), se retrouve intacte chez Bradley qui offre un récit avant tout romanesque.

Et si Christina Wolf a précédé cette dernière en livrant une réécriture féministe du cycle troyen avec son bref roman Kassandra en 1983 (traduit de l’allemand et publié en anglais en 1984), l’originalité de The Firebrand est de donner à lire un ouvrage tout aussi féministe, mais s’inscrivant dans les littératures de l’imaginaire.

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Cassandrre par l'artiste pré-préraphaélite Evelyn De Morgan

L’épopée depuis le Gynécée

« Votre histoire à vous parle uniquement de rois et non de reines, de Dieux, non de Déesses… »

  • Questionner les rôles de la femme

Si Homère exaltait dans ses vers les exploits des guerriers grecs et troyens au pied d’Ilium, Marion Zimmer Bradley opère en revanche un changement radical de point de vue. C’est en effet depuis les remparts de la ville, depuis le gynécée des femmes, que la Guerre de Troie est contée – à travers ses mariages, ses deuils et ses enfantements.

L’intérêt que portait Homère à ses personnages féminins était ainsi purement fonctionnel : dans l’Iliade, Kassandra est par exemple seulement mentionnée sous le titre de « fille de Priam ». En faisant de cette dernière la protagoniste de son roman, Marion Zimmer Bradley se dissocie fermement de la tradition homérique pour emboîter le pas aux Troyennes d’Euripide ou aux Héroïdes d’Ovide, lesquels prêtaient déjà la voix à ces femmes délaissées par l’Aveugle.

S’ouvrant sur l’aveu du déclin de la société matriarcale et du culte de la Grande Déesse, The Firebrand entreprend de passer au crible tous les stéréotypes féminins de cette nouvelle société dans laquelle la femme semble pouvoir n’être que prêtresse, mère ou amante – à l’instar d’Œnone liée au dieu Scamandre, d’Hélène vouée à la descendance de Paris ou de Briséis attachée au désir d’Achille.

  • Pour mieux questionner le féminisme

La réécriture de Bradley met donc en scène la confrontation entre ces personnages féminins qui ont accepté de se plier aux normes patriarcales (Andromaque, Hélène, Polyxène ou Briséis) et ceux qui, au contraire, ont choisi de les rejeter (les farouches Amazones, ou les reines Clytemnestre et Imandre).
Les longs débats qui émaillent le récit ne sont pas sans rappeler ceux qui, contemporains de Bradley, ont animé les milieux féministes aux États-Unis.

Dans cette galerie de personnages, Kassandra, à la fois prêtresse d’Apollon, amante d’Énée, disciple des Amazones et mère, occupe cependant une place à part.
Se détournant de la tradition antique qui la présente comme une victime, Bradley brosse ainsi d’elle le portrait d’un personnage fort et indépendant qui déjoue tous les stéréotypes en s’affranchissant de ses désirs et des attentes des siens.
À travers son héroïne, elle interroge l’identité et la place que la femme est vouée à tenir dans une société éminemment patriarcale. Au terme du roman et de l’anéantissement du peuple des Amazones, massacrées puis violentées par les Achéens, la princesse troyenne s’offre comme la vision d’une trajectoire idéale, l’incarnation d’un féminisme modéré.

De The Firebrand à La Trahison des Dieux : les affres d’une traduction

Comme pour The Mists of Avalon, The Firebrand a subi la mode du milieu éditorial français qui consistait à proposer au lecteur une traduction-adaptation de l’original anglais – pratique très fréquente pour les littératures de genre, ou les « romans de gare ». Le résultat est par conséquent un ensemble de coupes ou de réductions, allant de la suppression de descriptions à la disparition pure et simple de personnages, sinon même de scènes entières !

L’exemple le plus frappant dans le roman de Marion Zimmer Bradley est la suppression presque totale de l’épilogue.

Kassandra, comme le prologue le laissait entendre, a échappé au massacre d’Agamemnon. Sur le point de rentrer en Colchis, elle rencontre l’énigmatique Zakynthia avec qui elle décide de faire le voyage de retour. Le dénouement du récit dans l’édition anglaise s’étend sur dix pages alors que la VF « résume » l’ensemble en moins de deux pages.

La volonté de Marion Zimmer Bradley de trouver un juste milieu entre la suprématie patriarcale et l’émancipation féministe apparaît à ce moment-là bien maladroite : la farouche Amazone s’éprend d’un prince éclairé, travesti durant tout le voyage de retour en femme, qui lui promet de fonder avec elle une cité où l’homme et la femme sont égaux…

Même si ce choix éditorial se justifie au final par la mauvaise qualité de cet épilogue (et l’on peut facilement imaginer que la version française est dégraissée des nombreuses scories de la version originale), nous ne pouvons que conseiller au lecteur de (re)découvrir le texte en version originale.

Ce qu'il faut retenir

The Firebrand (La Trahison des dieux) de Marion Zimmer Bradley revisite le récit homérique de la chute de Troie. Mais cela ne fait pourtant pas de cette autrice une héritière servile d’Homère !

À contre courant d’Homère, ce roman prend en effet plusieurs partis originaux :

  • Celui d’adopter le point de vue des perdants (les Troyens) en refusant de glorifier les Grecs ;
  • Celui de mettre les femmes au premier plan et de ne pas les réduire à leur rôle purement fonctionnel ;
  • Celui de conserver tout le merveilleux de l’histoire en privilégiant la Fantasy au réalisme historique.

Ainsi, son héroïne, Kassandra, déjoue les stéréotypes : à la fois femme, prêtresse, amante, guerrière et mère, elle ne se réduit en réalité jamais à aucune de ces fonctions.

Et elle remet en question les rôles de la femme dans une société patriarcale, en nous interrogeant in fine sur les convictions féministes de son autrice.

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